Monsieur V.
Ascenseur
Une goutte de pluie, énorme, vient s’écraser sur la vitre, juste devant elle. Elle suit du regard le trajet sur le verre, chute implacable. Elle accompagne des yeux la moindre courbe, la plus fine hésitation de cet animal étrange qui semble se frayer à grand peine un chemin alors qu’elle ne rencontre aucun obstacle, comme un gibier pris de panique en plein champ. Ce spectacle ne l’amuse pas, ça ne l’attriste pas. Elle passe juste le temps. Elle n’a que ça, du temps. Dix heures par jour derrière les vitres de cet ascenseur panoramique. Dix heures dans sa cage de verre. Dix heures à faire monter et descendre des secrétaires pressées, des représentants trop bien habillés, des livreurs en retard, des huissiers en avance, des présidents avec leur ulcères naissants, des DRH infidèles, des employés dépressifs, des stagiaires sous payées et des imbéciles heureux. Dix heures d’ennui avec pour seule distraction la vue sur les toits de la ville et les gouttes de pluie.
Au début, elle s’amusait à observer les nombreux passagers de son omnibus ridicule. Maintenant, même cela l’ennuie. Avant, elle partait si loin dans ses délires qu’elle enviait ces gens. Pas pour ce qu’ils étaient, mais pour les histoires qu’elle leur offrait. Elle ne pouvait s'empêcher de leur imaginer une vie. Elle ne leur enviait pas une vie complète, mais cette vie éphémère et intense qu’elle leur écrivait. Éphémère et intense - un condensé de vie, sans temps morts sans longueurs, où chaque instant, tourné tout entier vers un but, vaut la peine. Rien avant, rien après. C’est ça qu’elle jalousait, un moment de vie si fort, si plein, qu’il justifierait à lui seul d’avoir à vivre. Elle savait depuis longtemps que, seules, ses rêveries possédaient de tels moments, ses fantasmes aussi parfois. Si loin de sa réalité quotidienne. Alors elle vivait résignée, sans vraiment savoir pour quoi. Elle vivait pour tuer le temps. Elle vivait par lassitude. Mais ces moments…C’est à ses habitués les plus assidus souvent qu’elle prêtait ces moments. A force de les côtoyer, un seul déclic suffisait à la faire s’enfuir dans son monde parallèle, loin des vitres, loin de la ville, au-delà.
La jeune femme du septième, Maud, par exemple. Dès qu’elle arrivait dans l’ascenseur, son parfum emplissait l’air, le rendait presque palpable. Un parfum doux et grave, velouté. Dolorès sentait à chaque fois ce parfum, souvent même avant qu’il n’arrive à ses narines. Et chaque fois elle sentait aussi cette flamme qui se ranimait dans son ventre, juste sous le cœur. Elle se sentait partir. Jamais elle n’a osé la regarder de face. Toujours le reflet dans la vitre, rien que le reflet. Elle gardait ainsi une attitude effacée, face à la vitre, comme si rien ne la touchait. Et pourtant elle dévisageait cette femme plus qu’aucun homme n’aurait osé le faire. Elle la connaissait par cœur.
Souvent avec son portable à l’oreille, des conversations urgentes aux papotages indispensables. Ses lèvres se serrent un peu plus quand elle veut donner de l’importance à ce qu’elle affirme, son regard gris bleu se fige, comme s’il se plantait dans les yeux de son interlocuteur. Ses yeux si doux, si tendres. Qui pourrait croire qu’elle sait faire ça avec ses yeux? Et sa voix. Elle prend sa voix sérieuse. Plus aucune mélodie, plus aucun sourire, juste une ligne monotone parsemée d’intonations pour souligner l’importance d’un argument. Elle habille sa voix d’un uniforme. Même dans ces instants là, au comble de son sérieux et de son énervement, elle est belle, attirante. « Plus encore peut être que d’habitude… ». L’habitude, c’est quand elle a l’air ailleurs. Jamais tout à fait perdue dans ses pensées, jamais vraiment là. Elle flottait entre deux rêves comme un cadavre entre deux eaux. Elle y trouve son équilibre, elle n’est bien que là. Les traits tirés de celles qui passent souvent leur tour de sommeil. Elle parait pourtant si sage, si prude. « Avec quoi remplit-elle ses nuits blanches? Difficile de l’imaginer en night-clubeuse invétérée, glissant de boites de nuits en carrés V.I.P., dans une course folle pour allonger la nuit, noyée dans le bruit, l’alcool et la coke. Maquillée, vêtue et pailletée, pas très loin du vulgaire, tout proche du racolage. Non, elle est trop discrète. Alors quoi? Encore plus dur de la croire épuisée par de trop longues nuits d’amour et de passions. Croqueuse d’homme qui collectionne les amants, leur fait croire qu’elle s’abandonne, les relâchant au matin en oubliant presque aussitôt leurs noms. »
Dolorès n’arrivait pas à savoir pourquoi, mais cette version lui semblait impossible, et même ridicule. « Une lectrice boulimique, peut-être? Ça colle mieux au personnage. Enfoncée dans un coin d’un immense canapé, les jambes repliées sous les fesses, un pavé de neuf cents pages dans une main, une tasse de thé vert fumant sur une table basse » l’image se substituait aux vitres « un ou deux biscuits secs, le marque page entre les dents, l’autre main dans les cheveux. Les mains. Des mains fines, trop fines, toujours en mouvement. Si elle ne fait pas tourner un stylo entre ses doigts, elle joue avec une boule de papier, ou elle passe sa main dans ses cheveux longs. Besoin compulsif de faire. Un vrai modèle de poche avec ça, petite et menue. Mais bien proportionnée, si harmonieuse. Un petit nez au bout à peine relevé, de toutes petites oreilles, de grands yeux vifs qu’elle éclaire souvent d’un simple trait de crayon, des lèvres fines, et un sourire naturel, déconcertant. Une voix aiguë. Pas de ces aigus qui font froncer les sourcils, qui écorchent les tympans et le désir. Non. Une voix douce et haut perchée de dame de cour. Et si timide, si réservée. Comment ne pas chavirer? Envie irrépressible de la prendre dans ses bras, de la protéger. »
Tout avait disparu, vitres, ascenseur, ville… seule image rémanente, le corps de Maud. « Ses petits, tout petits seins ne sont pas taillés pour les mains d’un homme, même le plus délicat. Ses hanches à peine dessinées, ses jambes élancées, ses fines épaules. Elle a un corps taillé pour l’amour d’une femme. L’amour physique. Fragile, elle a besoin de toute la délicatesse d’une amante. Discrète et timide, il n’y a qu’une femme pour lui donner de l’espace pour s’épanouir, pour lui donner du temps pour se livrer. Un homme ne pourrait que la blesser. Il ne saurait que faire de ce corps. Si un homme l’embrassait, il n’arriverait qu’à écorcher ses lèvres. S’il voulait la caresser, il la grifferait. S’il voulait lui faire l’amour - il ne pourrait que la meurtrir. Il ne faut pas qu’un homme la touche, elle flétrirait. » Cette pensée coupa net les rêveries de Dolorès. Tout revint. La ville, l’ascenseur, les vitres, le reflet. « Elle me regarde ! ». On venait de la prendre à son propre jeu, le reflet la dévisageait aussi.
Et si elle avait compris ? Dolorès sentit monter en elle une drôle de sensation. Cœur serré, les joues qui picotent, souffle court. Mi angoisse, mi désir. Envie de se faire prendre et de garder son secret. Tout ça était trop nouveau pour elle, impossible à partager. Elle ne pouvait plus quitter des yeux ce regard gris bleu qui la fixait. Les jambes en coton, les lèvres tremblantes, et si… rien de plus terrifiant que de découvrir un désir qu’on n’imaginait pas voir naître en soi. Cet échange de regard lui parut durer plusieurs minutes, jusqu’au bruit d’ouverture des portes. Elles seraient peut être restées comme ça longtemps si personne ne les avait dérangées. Mais deux ou trois quelconques sont entrés, Maud a baissé les yeux, a juste dit « bonne soirée » et a disparu. Dolorès espéra percevoir un non-dit dans ses deux mots. Impossible d’être sûre. Terrifiée et soulagée, elle laissa les portes se refermer sur le couloir déjà vide. L’ascenseur repartit. « A quelle heure elle rentre, déjà ? »