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Pasteur

          La sonnerie du réveil ne servit à rien ce matin là. Dolorès était déjà à la cuisine. Encore seule face à sa tasse de café. Nuit trop courte, nuit d’angoisse. Déjà 7 heures. Douche, vêtements, bus. Déjà au loin le bâtiment veillait sur les confins de la ville. Il se rapprochait. Terminus, bien obligée de descendre. Le panneau d’entrée, en grandes lettres de béton : HÔPITAL PASTEUR.  Immense, impersonnel, obscène. Dolorès avançait lentement vers l’entrée, elle commençait à sentir la sueur de ses aisselles couler sur ses cotes. Un hélicoptère se posa sur le toit. « Encore un ». Elle avait essayé de faire reculer ce moment là, mais elle y était. Le sas d’entrée. Foutues portes électriques, impossible de rester derrière, de choisir quand entrer. Tyrans. Une dernière inspiration, et elle se laissa avaler par le bâtiment.

          A l’intérieur, comme à chaque fois, un monde différent, un ailleurs. Toujours la même atmosphère pesante. Impression d’un malaise partagé. Les sons atténués par l’isolation, étouffés par l’ambiance. Juste les pas qui résonnent. Les visiteurs ne se pressent jamais dans les hôpitaux, comme dans les cimetières d’ailleurs. A l’aller, dans l’angoisse de voir un proche amoindri, malade. Au retour, trop lourds du poids de leur tristesse, de leur souffrance, de leur culpabilité de bien portant. Les blouses blanches et les blouses bleues sont les seules à presser le pas. Petits globules palpitants qui arpentent sans cesse les couloirs trop clairs de cette bâtisse trop grande. Elles sont aussi les seules à oser rire. C’est ça qui a le plus surpris Dolorès lors de sa première visite. On peut rire dans un hôpital. De sa première visite, il ne lui restait que cette image sonore. Le reste avait disparu à cause de la surimpression. Tant d’autres visites, tant de plus ou moins proches qui ont eu droit à un séjour dans l’un des appendices de cette structure tentaculaire. Elle avait déjà visité pas mal de services : cancéro, cardio A, pneumo, réa, cardio B, gériatrie. Les chambres ne se ressemblaient pas, les couloirs non plus. Deux choses restaient : cette angoisse qu’elle ressentait à peine la porte passée et la cafétéria du hall d’entrée.
          La Cafétéria. Un comptoir, une vitrine réfrigérée, deux distributeurs, quelques tables, quelques chaises, une ou deux serveuses. C’était le seul endroit de l’hôpital qui ne tétanisait pas Dolorès. L’angoisse était là, mais plus douce, comme tenue en laisse. Cet endroit était juste différent, oasis de réalité dans ce monde parallèle. Sûrement parce qu’il ne sentait pas l’hôpital, cette odeur insidieuse, mélange de produits désinfectants, d’anti-bactérien, de corps mal aérés. Ça devrait sentir le propre, mais ça sent quand même toujours un peu la déchéance physique. Une odeur qui reste en mémoire. Dolorès se demandait si un membre du personnel hospitalier sentait encore cette odeur après être  rentré chez lui, après une douche longue et consciencieuse. Mais dans le coin cafétéria, ça sentait le café et le gâteau, souvenir d’enfance. Contraste anachronique. Le bruit qui y régnait faisait aussi de la cafèt’ un endroit singulier. Les gens osaient parler autour des tables. C’était un lieu de rencontre et d’échange. Dolorès décida d’y faire une pause, avant de monter dans la chambre.
          Deux infirmières en pause, une famille en visite, deux amis, un malade en sortie avec sa femme et son fils. Un thé à la main, les infirmières parlaient immobilier « location... achat… tu devrais réfléchir…conjoncture actuelle ». La famille faisait la liste des courses à faire, café pour les grands, cacao et gâteaux au chocolat pour les petits. Les deux potes parlaient des anciens du lycée. Le malade ne parle pas. Sa femme et son fils font comme si il participait à la conversation. Ils changent souvent de sujet. Parfois l’un des deux risque une question. L’homme hausse les épaules, le regard triste de ceux qui n’arrivent pas à exprimer, mais qui sont assez lucides pour s’en rendre compte. Les deux autres s’entêtent, parlent du futur, essaye de le faire sourire. Lui, il hausse les épaules et avale ses croissants comme s’il n’avait rien mangé de bon depuis un mois. Impression de déjà-vu.
          Dolorès restait dans « son » coin. Celui qu’elle squattait à chacune de ses visites. Une petite table carrée, le plus loin possible des distributeurs. Silencieuse. L’angoisse avait presque disparu. Elle devait encore rendre visite à son ami, mais elle voulait encore profiter de ce moment. Elle regardait les gens s’écouler dans le couloir. Elle voyait passer la vie.
          Tout le monde fait l’effort d’avoir un comportement un peu plus digne, un peu plus discret dans un hôpital. Sauf les enfants. Les petits enfants. Ils restent eux, crient, boudent, chantonnent, réclament, courent, jouent, rient, pleurent. « Peut-être ne savent ils pas encore ce qui se passe ici. Peut-être se souviennent ils encore que ce n’est pas d’une si grande importance. Un rire d’enfant dans un couloir d’hôpital, c’est comme tirer une latte après deux jours sans clope, c’est un petit blanc quand on essaye de décrocher. La vie est une drogue dure. Le bonheur et tout ce qui y ressemble aussi. On n’est pas mal à l’aise dans un hôpital, on est en manque, en sevrage ». Dolorès arrêta net ses pensées. La scène qui se déroulait devant elle la fit frémir.
          Un vieil homme longeait le couloir, livide, tremblant, la démarche fragile. Il avait à ses cotés une perfusion accrochée à une espèce de portemanteau métallique à roulettes. Le vieillard essayait de s’en servir le moins possible comme d’une canne. Pas d’ami, pas de famille, pas d’infirmière pour l’accompagner dans sa promenade. Personne. Juste un bout de métal et une poche de liquide. Il avançait très lentement, les pantoufles frottant sur le sol. Il n’avait sur lui qu’un pantalon de pyjama qui dissimulait très mal sa couche et ce petit haut affreux qu’un malade doit porter, à peine noué dans le haut du dos, et qui obligeait le vieux à montrer son dos à tous. Dolorès s’efforçait de ne pas penser à la honte qu’il devait ressentir à se montrer comme ça, dans sa déchéance, aux yeux de tous ceux là, bien portants et habillés, dont elle faisait elle-même partie. Elle se mit à avoir honte d’elle-même. La silhouette voûtée et sa compagne de métal s’approchaient en silence de la cafétéria. Il cherchait des yeux une table libre, ou peut-être un regard qui l’inviterait à se joindre à lui. Il hésita un peu, puis prit une boisson au distributeur. De sa table, Dolorès ne pouvait pas voir ce que c’était. Il s’assit dans un coin, près d’une fenêtre. Personne ne faisait attention à lui. La cafétéria devait être sa seule sortie autorisée, sa seule chance de voir du monde. Et il n’y avait personne. Il était à sa table, et personne ne le voyait. Il marchait au milieu des autres, mais il n’était pas parmi eux. Les gens l’évitaient comme on évite un pilier ou une poubelle, sans attention. Il n’était déjà plus là. « Finir comme ça… ». Le vieillard regardait par la fenêtre. Dolorès crut le voir sourire quelques instants. Elle avait des doutes.
          Elle avait fini son café. Elle devait y aller mais ne pouvait s’y résoudre. Rester là, observer. De sa table, elle voyait très bien le hall des ascenseurs. Quand les gens, visiteurs ou malades, appuyaient sur la flèche du haut, elle ne pouvait que parier sur le service où ils se rendaient. Mais la flèche vers le bas, que des visiteurs. Mauvais signe. Réa. Dolorès connaissait trop bien le service de réanimation de l’hôpital pasteur. Il partage le sous-sol avec le service des urgences et la morgue. Tout est dit.
          En sortant de l’ascenseur, tourner à gauche, encore à gauche, dans le couloir, au dessus d’une porte, le panneau qui indique le service. Juste après, une double porte fermée. Sur la droite, une toute petite salle. Quelques chaises rouges un peu trop basses mais confortables. Un téléphone mural, au dessus, un écriteau en lettres capitales : « VEUILLEZ VOUS ANNONCER A VOTRE ARRIVEE » décrocher le téléphone, donner son nom, celui du malade, et indiquer son lien de parenté. Seule la famille proche peut rendre visite. Puis attendre. Au milieu de la salle aux fauteuils rouges, quelques magazines sont étalés, comme dans n’importe quelle salle d’attente. Mais personne ne lit ici. Personne ne parle non plus. Chacun a les yeux au loin. Perdu plus que noyé dans sa souffrance. Impossible de faire sortir quelque chose. Ici, pas de visites de courtoisie. Chacun cherche une réaction appropriée, sans jamais la trouver. Alors tout le monde se tait. Le seul bruit, c’est la sonnerie du téléphone mural. A chaque fois, les quelques visiteurs se regardent, le plus proche du téléphone décroche. Au bout du fil, une voix désincarnée jette un nom de famille.  Si la personne qui a décroché ne dit rien, c’est pour elle. Sinon elle annonce à voix presque haute un nom de famille. Une personne se lève, puis disparaît derrière la porte à double battant. Ensuite, un couloir étroit, lumineux, murs blancs, un silence effrayant. Au bout, sur le mur de droite, un grand lavabo en inox, un distributeur de serviettes en papier, un de savon et un autre de produit antimicrobien, antiseptique, anti-tout. Les habitués comme Dolorès connaissent le rituel, pour les nouveaux, un infirmier vient expliquer calmement comment procéder.
          « Vous commencez par enlever les bagues, les montres et les bracelets. Vous relevez vos manches jusqu’au coudes. Vous ouvrez le robinet. Mouillez vos mains et vos avant-bras. Avec votre coude, actionnez le distributeur de savon. Lavez vous les mains et les avant-bras en n’oubliant pas entre les doigts. Rincez abondamment. Essuyez vous avec les serviettes en papier, mais avant de les jeter, utilisez les pour fermez le robinet d’eau sans le toucher. Finissez en appliquant abondamment le produit bleu sur les parties lavées. En rentrant dans la chambre, enfilez la blouse blanche accrochée près de la porte. »
          La porte qui suit ces ablutions, c’est l’une des dernières frontières. Derrière cette porte, les patients sont entre la vie et la mort en permanence. Ici, les mots n’ont plus le même sens : rester dans le coma, légume à peine vivant, c’est « un grand progrès » dans la bouche du médecin. Et quand il recommande de « rester prudent », ça veut souvent dire : commencer à désespérer. Ici, « s’en sortir » c’est survivre, plus ou moins entier, plutôt moins souvent. Ici, Glasgow, ce n’est pas une ville, c’est une échelle de trois à quinze qui mesure l’espoir.  Ici, le visiteur est face à lui-même. Les sceptiques parlent aux comateux, les optimistes n’osent pas le faire. Mais tous sont pris par cette terreur si unique. Confrontés à pire que la mort, à la presque mort, la plus tout à fait vie. Obligés de contempler les corps inertes des leurs. Les voilà impuissants, inutiles, détruits de l’intérieur, anéantis. Dolorès l’avait affrontée, cette terreur, et elle avait été balayée, laminée, comme tous les autres. Elle n’avait jamais récupéré. Un avant, un après.
          Elle décida qu’il était temps d’aller voir son ami, paya son café et prit l’escalier. Marre des ascenseurs. Direction le sixième. Rééducation post-traumatique. Couloir A, la chambre 608.
« Salut grand, alors, cette jambe ?
Comme un puzzle
Combien de pièces ? »
Cette remarque arracha un sourire au blessé. C’était le but. «Raconte moi. »

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