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Courir

           Courir, courir, ne pas s'arrêter. Entendre son corps réclamer pitié, courir. Peu importe le temps qu'il fait, peu importe les obligations, peu importe tout. Courir. Dolorès ne courait pas pour rester en bonne santé. Pas plus qu'elle ne faisait ça pour garder un ventre plat, des fesses fermes ou des jambes bien galbées. Non. Juste courir. Courir sans but, sans aucune retenue, sans rien d'autre que l'attente du moment où, épuisée, au bout de tous les efforts, elle s’écroule. « Courir jusqu'à tomber ». Retrouver encore cette sensation. La limite de son corps.

Elle adorait ça. Elle avait beaucoup de mal à l'expliquer. Elle avait eu tout autant du mal à le comprendre au début. Une sorte de besoin. Pas tous les jours, mais le plus souvent possible. Elle était devenue accro à ça comme on le devient au sucre ou à l'oisiveté. Elle s'y réfugiait. Ça comblait une sorte de manque, ça la rassurait. Ses amis ne comprendraient pas sa démarche. Elle préférait garder pour elle cette pratique inhabituelle. Elle avait l'impression qu'il y avait un tabou à ne pas briser. Peur d'être incomprise plus que peur du ridicule. Et puis, elle n'avait pas envie de devoir se justifier.
          Elle avait déjà eu l'idée de glisser, dans une conversation sur le sport, une allusion qui, elle espérait, aurait attiré un regard compréhensif ou complice d'une autre femme qui connaîtrait elle aussi cette sensation. Se rassurer en se disant qu'elle n'est pas la seule. Mais le risque de n'attirer que des regards accusateurs et gênés la tétanisait. Quand on lui demandait si elle faisait du sport, elle se contentait d'un « je cours un peu, pour me donner bonne conscience. Mais je ne suis pas très assidue ». C'était un mensonge tellement énorme que, plus d'une fois, elle a dû se retenir pour ne pas rire en disant ça.
          Mais pouvait-elle vraiment leur avouer? Pouvait-elle simplement leur dire, en toute sincérité, dans un élan spontané: « Je cours, et il n'y a que là que je vis. Je pense souvent des heures à l'avance que je vais le faire, je me représente la scène. Et déjà je sens monter lentement en moi l'envie, je me rappelle les autres fois, j'imagine la prochaine. Ce jeu d'anticipation m'amuse beaucoup. Et dès que je suis seule, dès que j'ai un peu de temps pour moi, je ne joue qu'à ça. Et j'aimerais y être déjà. Je choisis le lieu, le moment. Je prends mon temps pour me préparer. C'est important. Je ralentis l'heure du départ pour m'en donner encore plus envie. Je prends un parcours où je sais que je ne croiserais aucun de vous, où je n'aurais à affronter ni vos jugements, ni vos regards. Et là, une fois préparée, à l'abri, seule avec moi même - je veux dire, avec mon corps - là, je me lance.
          Après, je ne sais pas si vous comprendrez. Savoir à l'avance les sensations, leur intensité, les sentir arriver. Faire varier mon rythme et mon effort pour contrôler ces sensations, pour contrôler mon corps. Les premiers signes, le souffle un peu plus court, le cœur un peu plus rapide. Sentir mes joues piquer, savoir qu'elles commencent à rougir. Les premières gouttes de sueur. A ce moment je sais que je ne m'arrêterai plus, que j'irai au bout cette fois encore, j'en souris souvent. Je commence déjà à m'impatienter. Je veux des sensations plus fortes. J'accélère. Très vite les muscles chauffent, mon corps se réveille pour de bon, il est là. Je m'en rapproche. Arrive alors un moment étrange, où je me ressens. Je sens mon corps, tout mon corps. C'est très dur à décrire cette sensation.  Comme si j'enfilais mon corps comme peau neuve, moulante et douce. Je redécouvre la sensation d'habiter sous ma peau. C'est un de mes moments préférés.
          C'est toujours là que je ralentis un peu. J'essaie de maintenir un fragile équilibre. Si je ralentis trop, je perds ce plaisir, si je garde un rythme élevé, je le dépasse. Mais je n'ai pas envie de le dépasser trop vite. Je veux en profiter. Je m'applique pour le conserver un peu en moi. Au début, j'avais du mal à tout stabiliser. La sensation était fugace. Un petit éclair qui me surprenait. Avec l'expérience, j'arrive à le faire durer, c'est moi qui dis quand ça suffit. Et quand je le décide, quand mon corps commence à n'en plus pouvoir, je me jette dans une course rapide, avec tout ce qui me reste de forces. Je veux le faire céder, mais je veux qu'il cède le plus tard possible. Plus de contrôle, plus de maîtrise, juste une accélération violente, éperdue. Et là, dans cette dernière course, il se passe quelque chose d'intense, presque intenable.
          Je perds le contact avec le monde. Tournée toute entière en moi, plus rien de l'extérieur ne m'atteint. Je deviens sourde, aveugle. Les seules choses qui me parviennent sont les battements de mon cœur, puissants, graves. Ils résonnent, j'ai l'impression qu'ils font vibrer ma peau. Les tressaillements incontrôlés de mes muscles annoncent la fin. J'y arrive. Un voile blanc, le silence. Un instant à peine, un instant j'oublie tout. Plus rien n'a d'importance. Vague de chaleur. Vertige. Sensation irréelle. Un cri et je m'écroule. La bouche grande ouverte, les yeux fermés. Je manque d'air. J'entends à nouveau. Ma respiration, rapide, bruyante, animale. Je reste là, allongée, immobile. Je contracte encore un peu mes muscles. Ça fait un peu mal, mais ça me permet de profiter encore un peu de la sensation qui disparaît déjà. Des larmes, un sourire. Revenir au monde. »
          Comment pourrait elle dire ça ? Comment le faire comprendre à quelqu'un pour qui le sport consiste à aligner des séries de pompes et à se vanter de leur nombre ? Ce sont des visions incompatibles. Mais elle espérait toujours trouver une autre qui, comme elle, connaissait cette force. Une autre qui saurait aussi se laisser perdre dans ce tourbillon. Elle était sûre que c'était possible, qu'elle n'était pas la seule. Bien sûr, cette expérience ne pouvait être qu'intime, intérieure, solitaire. Mais elle espérait avoir moins honte de le faire si elle savait que d'autres, aussi, le faisait. Ce sentiment de honte la poursuivait depuis ses premières courses. Depuis la toute première en fait. Dolorès y repensait souvent pour chasser la honte.

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