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Insomnies

         « 4h13, qu’est ce que je fais là ? » Déjà deux heures que je suis assise dans ce lit, et lui, il dort. Je ne cherche même plus le sommeil. Je suis épuisée, mais je n’arriverai pas à dormir. Je ne m’endormirai pas cette nuit. Cette nuit non plus. Nuit blanche. Depuis plusieurs mois, le sommeil me fuit. C’est apparu lentement. Je me suis endormie chaque soir un peu plus tard, je me réveillais toujours très tôt. l’épuisement a envahi mes journées.

Jusqu'à dix heures du matin, tout allait bien. Dynamique, vive, et même combative. Après, le déclin. Les prémisses avant la pause de midi. L'impression d'avoir des bras en plomb. Manque de concentration. Le déjeuner me permettait de récupérer un peu, mais il annonçait déjà une interminable après midi de lutte contre la fatigue. Les dernières heures au bureau s'étiraient en d'épuisantes minutes. Les choses les plus simples semblaient presque insurmontables: lire un mémo, vérifier un dossier, prendre un rendez-vous. Autant d'Everests à gravir. Et le pire de tout, l'effort suprême, endurer une conversation. Devoir supporter les explications confuses de collègues incapables m'était devenu intolérable.
          Au fil des semaines, les bras se sont fait plus lourds, les après-midi plus interminables, les Everests plus inaccessibles. Je sombrais. Les trajets de retour en voiture devenaient risqués. Limite de l'inconscience, au propre et au figuré. Rien n'arrivait à me sortir de ces nuits d'angoisse et de ces vaines attentes d'un sommeil salvateur. J'ai assez vite cherché des aides. Whisky. Quelques heures de repos grâce à un ou deux verres. Puis trois puis quatre. Impossible de suivre la cadence. À chaque fois l'insomnie regagnait le terrain que j'avais pu si difficilement lui voler. Et l'accoutumance m'a effrayée. Je suis passé à d'autres drogues, somnifères, tranquillisants, antidépresseurs. Elles m'ont offert quelques nuits de répit. Une semaine ou deux, pas plus. Et encore une fois, l'effet s'est estompé. J'ai bien essayé, au mépris de l'avertissement de mon médecin et des indications sur les boîtes, de forcer la dose. Résultat presque identique. J'ai fini par laisser tomber. Je me suis résignée.
          Bien sûr, je ne passe pas que des nuits blanches. Mes insomnies chroniques s'émaillent de petits îlots d'inconscience. Je m'évanouis pendant trois ou quatre heures. L'épuisement me saisit souvent vers l'aube, quand je me prépare déjà à me lever. Encore plus cruel, encore plus ridicule. Mais ces périodes de sommeil se font de plus en plus rares et le besoin de repos de plus en plus vital. À chacune de mes consultations chez lui, mon médecin me fait toujours la même analyse, toujours les mêmes mots. « Tu le sais bien : tout ça, c'est dans ta tête. Trouve le problème et tu trouveras la solution toute seule. Tout ira mieux. » Et après il me refait une ordonnance de somnifères. Trouver le problème, trouver le problème... 4h28. Il en a des bonnes... trouver le problème. Qu'est ce qu'il croit? Que je n'ai pas essayé de le chercher, ce putain de problème? Que je passe mes nuits de veille à compter les moutons? Pas une nuit, pas une heure d'insomnie sans penser à ce problème. Ça fait longtemps que je l'ai trouvé. Ça fait très longtemps.
          On sait toujours ce qui cloche. Toute la difficulté, c'est de réussir à se l'avouer. On a peur de se faire face. C'est gênant de ne pas se mentir, on n'a pas l'habitude. On reste, au fond, la dernière personne à qui on voudrait dire la vérité. On ne peut pas se faire face. Parfois, dans quelques cas extrêmes, on ose s’affronter, seul. Lorsque l’hypothèse de perdre ce face-à-face n’effraie plus, lorsque cette angoisse commence à sonner creux. Impression de désespoir. Je me souviens bien, trop bien, du jour où j'ai pris le risque de me jeter en moi. Et j'ai vu. Noirceur... -4h53-
          20 juin. J’y reviens chaque nuit. Chaque fois pour éviter ma noirceur. Sans mon consentement, mon esprit me ramène à cette date. J’ai beau me débattre, essayer de m’enfuir vers d’autres pensées. Chaque fois, chaque fois, 20 juin. Il y a toujours un moment de l’insomnie, un endroit, dans cette solitude qui l’accompagne, où m’attend cette date, ou plutôt, où ils m’attendent, tous les 20 juin. Le premier de tous, comme un flash-back dans un mauvais film. Rencontre avec N. J’ai dix-neuf ans, les cheveux longs, attachés en queue de cheval. Il est plus vieux de quelques mois. Il avait fait beaucoup d’efforts, je ne l’avais pas trop fait attendre. Le restaurant, la boîte de nuit, l’amour. Celui qu’on fait. J’ai beau y repenser, ce résumé reste le plus fidèle que je puisse fabriquer. Ajouter des détails ne servirait à rien. Et puis, tous les autres 20 juin. À chaque année, toujours la même sensation, celle de n'avoir rien vécu, d'avoir passé l'année à me dépêcher pour faire des choses, construire des projets, mais à la fin, au 20 juin, l'impression d'une année perdue. Et N., à chaque année, qui me refaisait son numéro, me réinvitait dans le même restaurant, m'emmenait dans la même boite de nuit.
          « Pour raviver la flamme », paraît-il. Sombre con, tu ne sais même pas ce que c'est, une flamme! Toi qui ne vois que le confort, la sécurité, l'habitude. Toi pour qui la passion se borne à avoir envie de moi, et essayer vainement et pitoyablement de faire vibrer mon âme en me baisant, alors que tu n'arrives pas à faire frissonner mon corps, si bien que je dois jouer, je dois composer, pour ne pas te montrer l'amant pitoyable que tu es. Si tu savais ce que c'est, une flamme, pourquoi attendrais-tu le 20 juin pour y penser. Peut-être t'es tu enflammé pour moi, mais tu n'as jamais mis le feu en moi, tu ne m'a jamais étourdie, tu ne m'as jamais fait perdre pied. À chaque année, quand tu me traînais malgré moi dans cette boîte de nuit de plus en plus vieillotte et délabrée, tu ne t'apercevais pas que tu étais comme elle, toujours immobile, enfermé dans le passé, de plus en plus ringard, à rester ce demi adolescent inintéressant et grotesque. Tu n'évoluais pas, et tu voulais que je m’épanouisse? Mais comment aurais-je bien pu faire ?  Il aurait fallu au moins qu'une fois, même une seule fois, je me sentes femme dans tes bras.
          Bien sûr, je ne devrais pas t'en vouloir, j'ai ma part de responsabilité. J'aurais du te dire, te parler. Mais merde, t'aurais pu ouvrir un peu les yeux, t'aurais pu prendre un peu de recul, pour voir que la caricature de petite femme parfaite à coté de toi, c'était du vent, un rôle de composition, ce n'était pas moi. Je veux dire la vraie moi. Tu ne sauras jamais qui je suis, tu ne pourras jamais le comprendre. Tu ne comprendras jamais aucune femme d'ailleurs. Depuis longtemps je plains tes rares maîtresses qui ont émaillé notre vie de couple. Maintenant je plains celles qui me suivront. Pour les plus courageuses, qu'elles recommencent ton éducation, moi je n'en ai plus la force. Qu'elles essayent de te guérir de ton égoïsme, de ton inculture, de ton manque de sensibilité, de sensualité. Qu’elles se battent à leur tour pour te faire comprendre qu'on peut pleurer ou vibrer sur un morceau de musique, qu'un film peut bouleverser, qu'un regard parle plus que des mots, qu'un sourire ou un rire est parfois plus important qu'un compliment mal placé ou mal tourné. Qu'elles t'expliquent comment faire au lit, ou ailleurs. Moi, je n'ai plus le temps.- 5h13-
          C'est surtout à moi que j'en veux, je me suis laissé endormir. J'ai glissé mon désir et ma passion dans un tiroir, j'ai pensé au début que ça serait temporaire, et puis j'ai fini par les oublier. À la première alerte, j'aurais dû les ressortir, pour me défendre, pour me souvenir. Mais j'ai fermé les yeux, j'ai baissé les bras. J'ai été lâche, j'ai été feignante, j'ai été conne. Alors pour ne pas trop souffrir, j'ai construit un mur autour de moi, je me suis jeté dans le travail et dans mon rôle de mémère : cuisine, ménage, lessive. J'ai tout fait pour ne pas avoir le temps de penser à moi. J'ai presque fini par croire que je méritais cette vie, que je n'aurais jamais mieux, et que si je n'arrivais pas à être satisfaite par N. c'est que le problème venait de moi, un blocage ou un problème physique. J'étais même prête à consulter pour ça.
          Et puis il y a eu le 20 juin dernier, le 20 juin de trop. Je redoutais déjà la soirée, que je connaissais déjà trop bien. Si seulement la boite avait pu brûler depuis l'été dernier. Les derniers pas avant la porte de notre appartement étaient presque impossibles à faire. Mon corps entier voulait fuir, mais ça faisait bien longtemps que je ne l'écoutais plus. La clef dans la porte, poser mes chaussures et ma veste. Bien avant de rentrer dans la cuisine, je voyais le bouquet de roses posé sur la table. Et s'il avait oublié? Hélas non, c'est surtout dans la médiocrité qu'on rencontre la régularité la plus absolue. N. devait être sous la douche, ou déjà en train de mettre sa chemise rouge immonde qu'il aimait tant. Cadeau de sa mère. Les fleurs étaient là, le petit mot aussi. Seul petit grain de folie dans ce spectacle annuel grotesque à la régularité risible, la phrase sur la carte qui accompagnait les fleurs changeait chaque année. Le plus souvent ridicule, parfois pathétique, jamais belle, la petite phrase était le seul élan créatif qu'il pouvait se permettre. Je l'avais ouverte par politesse. « 10 ans ça va vite quand on s'aime, heureusement qu'il y en a plein d'autres qui vont suivre ». Ça aurait pu être pire, ça l'avait déjà été.
          Sur le coup, je n'avais pas tiqué, mais quand il est rentré dans la cuisine en me disant, dans un sourire où j'avais depuis longtemps arrêté de chercher un écho à mes envies, « bon anniversaire : 10 ans ». J’ai eu pour tout réponse, tétanisée, les yeux dans le vide : « déjà » sans savoir moi même si c'était une question ou une affirmation. Je ne cachais même pas mon émoi. Il n'allait pas le remarquer de toute façon. « Et oui, ça passe vite à deux !». Non, non ! Dix ans! Dix ans de perdus. J'allais fondre en larmes, mais il aurait pris ça pour ce que ça n'était certainement pas. Mon seul refuge était la salle de bain où, selon l'expression, j'allais me faire belle pour la soirée, et pour lui. C'est là, dans cette salle de bain, ce jour là, que tout a explosé. -5h44-
          C'est ce soir là, dans le miroir trop grand de cette salle de bain trop laide, que j'ai rencontré une femme que je ne reconnaissais pas. Elle me ressemblait un peu, mais de petites différences nous séparaient toutefois. Elle avait un peu plus de rides autour des yeux et de la bouche, sa taille était un peu plus large, son ventre moins plat. Ses seins tombaient un peu trop. Mais surtout, dans ses yeux verts éteints depuis longtemps, elle gardait la tristesse de ceux qui n'ont plus assez de larmes à verser. J'ai mis un peu de temps à comprendre que c'était la femme que j'étais devenue. Dans ma frénésie à remplir me vie, je n'avais pas vu que je changeais, mon corps m'était devenu étranger. Et de l'effroi de cette rencontre presque irréelle est née la certitude que ça devait changer, d'une façon ou d'une autre, ça le devait. Me reprendre en main, me réapprendre. Je me fis belle ce soir là, mais pas pour la soirée, pas pour lui mais pour moi, pour moi seule.
          Le reste de la soirée s'est passée exactement comme N. l'avait voulu, mais le sourire distant que je lui présentais n'avait rien de complice. J'étais toute entière dans l'euphorie de mes nouvelles résolutions. Perdre du poids, changer de garde-robe, me mettre au sport, trouver un amant, faire une manucure, organiser des soirées avec des collègues de boulot. Toutes ces idées se chevauchaient, se percutaient avec un telle vitesse que j'avais envie de faire la liste sur un coin de la nappe du restaurant, mais elle était en tissu. Je ne voyais presque plus N., je ne l'entendais plus. Je n'appréhendais même plus de devoir faire l'amour avec lui pour commémorer notre première fois. Comme à chaque fois, oubliable.-6h12-
          Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas grand chose à lui reprocher. Il ne boit pas, ne fume pas, ne jette pas l'argent par les fenêtres. Il est attentionné, gentil, poli. Il ne me trompe pas souvent, et il a même la gentillesse de choisir des maîtresses moyennes, fades. Il fait les tâches ménagères, du moins quand je le réclame plusieurs fois. Dénué de toute colère, il n'insulte ni ne frappe jamais personne. Il est lisse, si lisse. Mais c'est un gendre idéal. Il fait du vélo avec mon père chaque dimanche, et quand le temps ne le permet pas, ils bricolent ensemble dans le garage. Ils parlent politique et foot à longueur de repas de famille. Ils adorent les mêmes joueurs et détestent les mêmes députés. Et puis il fait sourire ma mère avec ses plaisanteries. Bref, un bon petit mari, quelqu'un de bien.
          Mais j'en ai marre de vivre avec quelqu'un de bien, j'en ai marre d'être quelqu'un de bien. Je désire juste être parfois quelqu'un de mal. Faire trembler les barreaux de la cage. Voir le fond de l'abîme. Me laisser guider par l'instinct, par l'envie. Je ne veux plus de ce petit confort ouaté où je m’anesthésie lentement, je veux du fort, du violent. Pas tout le temps, mais avoir mon espace de liberté, un moment pour être moi, pleinement, sans jouer de rôle. M'abandonner. Même si ça fait mal. Errance ou désir, souffrance ou plaisir. Bon pour moi ou pas. Je ne veux pas mourir avant de m'être un peu brûlé les ailes. Je ne veux pas partir avant d'avoir vraiment vécu.
          Il ne me restait plus qu'à trouver un partenaire, un homme qui pourrait me faire vivre ça. Je l'ai trouvé, et aujourd'hui, c'est le jour de la semaine qui nous est réservé, c'est notre moment. 6H30, le réveil sonne, je l'éteins en vitesse. Je me lève avec le sourire, comme les six derniers vendredi. Je souris et lui il ronfle encore. Je m'en fous, ce soir je dormirais bien. Pauvre N. jamais tu ne comprendras les femmes.

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